Monsieur et Madame Edwards était un couple heureux, très satisfaits l'un et l'autre de leur condition et de leur progéniture. Du moins pour les premières années.
Car après une bonne dizaine d'années de bonheur et neuf mois de gestation, Alice vint au monde. Bon, les premiers jours, elle fit la conquête de toute la famille. Les tantes n'en finissaient pas de s'extasier devant le petit bout de chou, les grands-mère se la disputaient comme deux gamines jouant aux poupées, et les grands frères (ils étaient deux), contemplaient silencieusement l'être miniature, pleins d'admiration. Bref, tout allait pour le mieux. Même lorsque le poupon commença à gazouiller et à crapahuter, tous s'accordaient encore à la trouver charmante. Elle était très bavarde, encore plus énergique. Mais bon ... elle n'avait que 3 ans, puis 4, 5..., on lui passait ce défaut. Tant qu'elle était petite, ce n'était pas trop dérangeant. Et puis cela faisait la joie de ses frères, Lyud et Kyle qui avaient respectivement 11 et 9 ans à l'époque. Bien que beaucoup plus petite, leur jeune soeur était une formidable camarade de jeu. Tantôt une bête très rare après lequel courrait deux vaillants explorateur, tantôt petite souris introuvable lors d'une incroyable partie de cache-cache, les trois bambins courraient sans cesse à travers la maison.
Mais Alice ne savait jamais s'arrêter. Lorsque les adultes arrivaient pour interrompre une bataille de polochon trop tardive et que ses frères regagnaient leurs chambres, elle ne comprenait pas que le jeu était fini. Que même ses frères avaient abandonné la partie, étaient fatigués et partis se coucher. Combien de fois sortit-elle de son lit, oreiller à la main pour aller faire une bonne blague à Kyle ? Combien de fois lui cria-t-il dessus
"GADOU ! Va t'coucher, fiche moi la paix !!" Oui, Gadou, c'est ainsi qu'il appelait sa petite soeur avec laquelle qui adorait se rouler dans la boue ... mais uniquement lorsqu'il était d'humeur à se livrer à ce genre de pitreries.
Combien de fois Alice alla relancer une partie de chatouilles auprès de Lyud ? Combien de fois la souleva-t-il comme une plume, la calant sous son bras pour aller la jeter violemment dans son lit ?
"Maintenant tu te calmes Alice ! Je travaille moi, tu pourrais comprendre ça à ton âge. Va plutôt embêter tes peluches !"Sans comprendre, la petite fille regardait son grand frère quitter sa chambre, agacé, claquer la porte. Ses grands yeux verts fixaient le panneau de bois. Elle se levait, ouvrait la porte, et courrait à sa suite.
"Attend Lyud, je ne vais pas t'embêter, c'est promis !" "Si seulement je pouvais te croire ..."Les deux frangins n'étaient pas les seuls à finir exaspérés par le comportement de leur soeur. Avec les adultes, c'était encore pire.
"Alice, pour l'amour du Ciel ! Arrête avec tes grimaces !"
"Arrête de gigoter voyons ... Tss"
"ALICE !! N'as tu pas honte ?! A ton âge ...!"
"C'est pas bientôt fini ce cirque ?!!"
"Décidément ... cette petite a le diable au corps ..."
"Mais tu ne grandira donc jamais !"
"Alice ..."Alice, sacré Alice ... Elle ne comprenait pas pourquoi ils la regardaient avec cet air de dédain, de désespoir ou d'exaspération profonde. Elle ne comprenait pas pourquoi tous, sans exception, prenaient cette voix sévère, lui saisissaient l'épaule et la secouaient, comme pour la ramener sur Terre. Elle ne comprenait pas comment ils faisaient pour rester si droits, si stricts, si ... mornes. Et surtout, pourquoi ils voulaient qu'elle devienne comme eux ... Qu'elle cesse de danser au lieu de marcher, de chanter au lieu de parler. Qu'elle taise à jamais son rire éclatant, qu'elle efface ses grimaces. Elle avait l'impression qu'ils l'empêchaient de vivre. Avec ses frères, cela allait encore, ils jouaient toujours volontiers avec elle, même si parfois elle passait les bornes. Bien sûr, elle avait des camarades, dans l'école pour petits riches de Kyuu qu'elle fréquentait, mais ce n'était pas pareil. Elle avait une relation vraiment forte avec ses frères.
Mais même eux s'éloignaient d'elle de plus en plus, avec le temps.
***
Le pire, ce fut l'adolescence. Jusqu'ici, lorsque les parents s'étaient vraiment fâchés contre leur fille, elle avait toujours reçu du soutien de la part de ses frères. Souvent, lorsqu'elle se réfugiait dans sa chambre, les larmes aux yeux, Kyle la rejoignait et la serrait contre elle pour la calmer. Et au delà des murmures de son frère, Alice pouvait entre Lyud se disputer avec leurs parents pour la défendre.
Mais arrivée au lycée, les choses changèrent. Déjà, à partir de ses 12 ans, sa scolarité était déjà un sujet à problème. Ses résultats étaient pareils à un électrocardiogramme, la plupart de ses professeurs la trouvaient intelligente, mais dissipée, bruyante et surtout trop provocatrice. Une honte à côté de ses frères qui étaient des modèles, premiers de la classe et tout le tatouin. Si le couple Edwards disputaient beaucoup leur fille à ce sujet, les garçons s'accommodaient de la réputation de leur soeur, ignorant les remarques désobligeantes d'un haussement d'épaules.
Mais lorsqu'elle eut 17 ans, il arriva quelque chose qu'ils ne lui pardonnèrent pas. Elle eut une relation avec son professeur de philosophie. L'affaire éclata au bout milieu de l'année et la honte éclaboussa de plein fouet tous les membres de la famille.
Pensez vous, une jeune fille de 17 ans avec son professeur ! Et près de la retraite en plus ... Marié ... Deux enfants ... Quelle sale histoire !
Prof et élève furent renvoyés sur le champs.
On enferma Alice dans un pensionnat pour jeunes filles bien coûteux.
Madame Edwards déserta les salons de thé.
Monsieur Edwards fut rétrogradé. On ne pouvait garder à un poste si important le père d'une fille de petite vertue.
Kyle et Lyud eurent à subir les rumeurs, les messes basses, les questions déplacées, la honte au quotidien.
Lorsqu'Alice eut (péniblement) fini son séjour en pensionnat, personne ne vint la chercher, elle rentra seule jusqu'au domicile familial. A la maison, il n'y avait que Kyle de présent lorsqu'elle arriva. Toute heureuse de revoir son grand frère, Alice laissa tomber ses affaires en vrac et courra pour lui sauter au cou.
"KYLE ! Je suis tellement contente ! Tu m'as tellement manqué !"
"Moi pas."Sa voix la glaça instantanément, et elle se figea.
"... Qu'est-ce qui s'est passé ?"
"C'est à moi que tu demandes ça ? MAIS BON SANG ALICE !"Il attrapa un vase et l'explosa contre un mur.
Alice sursauta.
"Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu veux savoir ce qui s'est passé ? TU AS TOUT FOUTU EN L'AIR, VOILA CE QUI S'EST PASSE"Il lui avait sauté dessus, agrippé les épaules et la secouait.
"AH ! Lâche moi !"
"Tu t'es envoyée en l'air avec ton prof ! C'est CA ce qui s'est passé ! Tu avais oublié ? Tu nous as éclaboussé de honte, TOUS !"
"Tu me fais mal !"
"Tu te rend compte du mal que tu fais à n'en faire qu'à ta tête ?! Tu t'en moques ! TU TE MOQUES DE NOUS !!"
"KYLE ARRÊTE" Il leva la main, prêt à la gifler ... Mais il laissa retomber sa main et baissa la tête, les yeux humides et la voix lourde d'amertume
"Papa et maman j'aurais compris, mais nous ... Tu n'avais pas le droit de faire ça Alice ! Pas sans réfléchir aux conséquences ..."
"Mais quelles conséquences, qu'est-ce que ..."
"TAIS TOI ! Bien sûr tu ne peux pas comprendre, ça te passe au dessus de la tête ! Tu n'as pas imaginé une seule seconde comment tu pouvais nous compliquer la vie, à Lyud et à moi avec tes parties de jambes en l'air, n'est-ce pas ?! Tu me dégoutes ... "Il la repoussa violemment et s'éloigna dans le couloir, saisissant son manteau. Il sortit en claquant la porte. Alice fixa le panneau de bois, comme lorsqu'elle était petite et que Lyud l'éconduisait dans sa chambre ... Elle se rappela les mots de son aîné, les larmes aux yeux. Elle resta là sans bouger jusqu'au soir.
C'est à dire lorsque Lyud rentra. Il avait maintenant 23 ans. Lorsqu'elle était partie, il avait entamé des études de politique et était promis à un brillant avenir au sein du Gouvernement. Lorsqu'il arriva, Alice remarqua d'emblée qu'il avait changé d'uniforme ... Il avait changé d'école ? Alors qu'il enlevait ses chaussures dans l'entrée, il ne vit pas de suite sa soeur, il rangea son imperméable avec soin. Assise dans le couloir, la jeune fille le fixait d'un air absent. Puis elle articula un :
"Bonjour Lyud."Il tourna la tête vers elle. Elle se leva. Il avait les traits tirés, le regard fatigué.
"Bonjour."
"Tu as eut une bonne journée ?"
"Bof."
"... comment ça bof ?"
"Bof. Tu es bien rentrée à ce que je vois, mais toujours aussi infichue de ranger tes affaires... Kyle n'est pas là ?"
"Il est parti tout à l'heure... On ..."Sa voix s'étrangla.
"On a eut une discussion..."
"Je vois."
"Lyud ?"
"Je sais ce que tu va me demander. Je préfère ne pas en parler. Kyle t'a déjà secoué ... Tu devrais en rester là pour aujourd'hui. Je te conseille de ne rien dire, rien demander aux parents. Essaye de te faire discrète pour une fois Alice."
"Mais Lyud ... Toi aussi tu m'en veux ?"
"A ton avis Alice ? Je te laisse y réfléchir. Range tes affaires avant que maman et papa ne rentrent."Et il s'en alla s'enfermer dans sa chambre, laissant sa seule debout dans le couloir, raide comme un piquet, bouleversée. Quelques minutes plus tard, il entendit une porte claquer. Il sortit de sa chambre. Au porte-manteau manquait le manteau qui venait de réapparaître aujourd'hui. Elle était partie.
***
Alice alla directement à Meridium. Du temps du pensionnat, les nombreuses fois où elle avait fait le mur, c'était pour courir rejoindre cette zone malpropre et sombre. Le pensionnat avait été bâtit à la frontière même qui séparait Palladium et Meridium. La première fois qu'elle s'était ainsi échappé, elle s'était de suite égarée dans un quartier malfamé. Les fois suivantes, elle savait où elle allait. De même que ce jour là. Chez Angela.
Angela était une jeune femme de 27 ans, Rioters et prostituée lorsqu'il faisait faim. Alice et elle avait pour ainsi dire fusionné. D'abord spirituellement, puis charnellement. A cette époque, Alice était folle d'Angela. Aussi, ce fut pour elle une évidence d'aller directement chez son amante puisque sa famille ne voulait plus d'elle. Chez Angela, personne ne lui demandait d'où elle venait, pourquoi elle avait les mains si lisses et le teint si blanc. On trouvait qu'elle était marrante, qu'elle avait une bonne descente, que ses dessins et portraits étaient sympas, et qu'elle était douée au lit. Car Alice apprit vite à ne pas aimer dans l'exclusivité.
La famille Edwards quant à elle paniqua assez rapidement face à la fugue de la demoiselle. Rappelez vous qu'elle était encore mineure ! Mais ne voulant éveiller l'attention sur leur famille à la réputation déjà fort entachée, personne n'alla signaler sa disparition. Ils essayèrent de l'appeler plus d'une fois. Mais elle ne décrochait jamais. Père et frères la recherchèrent avec énergie. Dès qu'ils sortaient des études, Lyud et Kyle parcouraient les rues de Palladium. Leur père passait ses nuits dehors à la chercher. Mais il leur était inconcevable de penser qu'Alice puisse se trouver à Meridium ! Et pourtant ...
Une fois qu'Alice dormait dans les bras d'un homme de 24 ans, brun aux yeux verts, son Kyuung sonna. Si la jeune fille resta profondément endormie, son amant lui ouvrit un oeil, puis deux. Intrigué par cet appel, il prit l'initiative de décrocher. Le visage d'un jeune homme de son âge lui apparut, il avait des yeux verts d'eau, les cheveux blonds. Il ressemblait terriblement à la jeune créature endormie contre lui. Devant son Kyuung fixé à son poignet, Lyud manqua de s'étrangler en voyant dans la pénombre cet homme torse nu, et contre cet homme, sa soeur, les yeux clos, drapée dans sa chevelure devenue rose.
"Qui êtes vous ?!"
"C'est à moi de vous poser cette question ... Qu'est-ce que vous voulez à Alice pour l'appeler à une heure pareille ?"
"... je suis son frère ... "
"Son frère ? Elle en a un ? Première nouvelle ! Et ça fait partit des moeurs familiales d'appeler la fratrie à une heure du matin ?"
"Disons que ça fait maintenant dix mois que ma soeur raccroche constamment ... Et que tous les moyens sont bons pour qu'elle daigne accepter de me parler."
"Il ne vous est pas venu à l'idée qu'elle ne veut plus vous voir ? Ici tout le monde la croit orpheline ..."
"C'est ce qu'elle dit ?"
"Non."Ils discutèrent un moment ainsi ... Jusqu'à ce que le jeune homme ne s'énerve et envoie promener Lyud en lui raccrochant au nez. L'aîné de la famille appuya son poing contre sa bouche. Malgré ce court entretien, il avait compris où était sa soeur ... ce qu'elle était devenue ... Un gout de nausée monta dans sa gorge.
"Alice ... Qu'est-ce que t'as encore foutu ?"Le lendemain il descendit dans Meridium. Il y trouva sa soeur, qui ne s'attendait pas du tout à sa visite. Sur le coup elle resta interdite, avant de baisser les yeux. Il avança vers elle, posa une main sur son épaule. Et ils parlèrent. Le ton monta plus d'une fois. Au final Lyud rentra, sans elle. Mais elle avait promis de réfléchir.
***
Aujourd'hui Alice vit dans Paladium aux frais de ses parents. Le marché est simple. Elle reste là, parmi les braves gens, ne fais pas trop de vagues ... Et en échange, on la laisse tranquille, elle vit comme elle l'entend du moment qu'elle respecte certaines limites, et ses parents la financent. Ils ne posent pas de question. Des fois, elle voit Lyud. Mais leurs relations sont tendues ... Il lui en veut encore d'avoir ruiné sa carrière politique. Elle lui en veut d'avoir oublié son rôle d'aîné.
Mais le pire, c'est Kyle.
Kyle qui fait partie des Libra. Qui lui en veut terriblement. Qui bouillonne de rage. Qui refuse de la voir. Qui l'accuse de complicité avec les Rioters. Kyle, son frère ...
Maintenant il n'y a plus personne pour l'appeler Gadou.
Et ça lui manque.
*END*